AccueilMAGAZINERENCONTRESDann fon mon kèr : “il y a eu un travail sur...

Dann fon mon kèr : “il y a eu un travail sur le corps et la nature”

À l’occasion de la sortie de “Dann fon mon kèr” sur notre plateforme, on a rencontré sa réalisatrice, Sophie Louÿs. Elle nous en dit plus sur sa réalisation et nous dévoile l’envers du décor de son documentaire de création, son accueil à l’international et au national, mais aussi les démarches du film.

« Dann fon mon kèr » est le premier documentaire de création de Sophie Louÿs. Sorti en 2018, le film rend un vibrant hommage à la poésie réunionnaise. La réalisatrice, Sophie Louÿs, revient sur son film. 

Interview de Sophie Louÿs, réalisatrice de “Dann fon mon kèr” :

 

201907 nouveau bouton voir le film 375 c

Les démarches détaillées du film

Pour Sophie Louÿs, “ce qui m’a vraiment motivé et qui m’a aidé à tenir le coup, c’est que je voulais montrer comment la démarche de ces fonnkézèr de la reconnaissance de leur identité et de l’histoire, ça avait un vrai but à panser les plaies de l’histoire qu’on porte en nous. Ça a joué sur le repli identitaire, communautaire et surtout l’extrémisme de tout bord”. 

Les questions posées par le film sont “en quoi la poésie est vraiment une tisane médicinale qui aide à panser les blessures, notamment celles de l’Histoire, portées par l’inconscient collectif ? En quoi c’est important de reconnaître toutes les parties de son identité, comprendre d’où l’on vient pour aller vers l’autre et l’accepter ?”  ajoute-t-elle. “C’est Édouard Glissant qui dit ça : c’est comprendre que l’autre ne fonctionne pas forcément comme nous, n’a pas forcément la même manière de penser que nous, n’a pas forcément le même imaginaire… Et si on comprend ça, on peut vraiment entrer en relation avec lui sans forcément être dans le colonialisme, dans le désir de changer l’autre. C’est comment rencontrer l’autre sans se perdre soi-même, sans abîmer l’autre et au contraire, se nourrir chacun” précise Sophie Louÿs.

Sophie Louÿs, réalisatrice de "dann fon mon ker"Le film montre ainsi “l’importance de mettre en valeur la défense de cette langue créole, car comment on colonise un peuple ? C’est en essayant d’écraser sa langue. Chaque langue a un imaginaire. En créole ou en français, on ne ressent pas les mêmes choses. Défendre ces imaginaires là est très important car c’est ça qui va faire que l’on ne va pas tomber dans la banalisation”. L’idée “c’était vraiment défendre cette langue créole car la langue a un poids politique, porte un imaginaire particulier”. 

Ainsi, “ce que je voulais raconter aussi c’est comment la poésie est une manière d’être au monde ? Ce n’est pas qu’écrire des poèmes. C’est toi, moi, dans ce lieu-là, les vagues, ces échanges émotionnels, voir l’oiseau qui sautillent… Et questionner ça. C’est être capable en permanence, de garder notre regard politique sur le monde”. Pour ces quatre démarches, “j’ai voulu vraiment travailler sur le son et aussi l’image pour que ce soit un film émotionnel et sensoriel. Je pense que c’est grâce au sensoriel que l’on peut sortir les traumatismes car un traumatisme est quelque chose de très violent que l’on a en nous, qui est là dans l’inconscient collectif, chez un peuple. En faisant ressortir le côté émotionnel, plus qu’en sortant des mots du style “oui il s’est passé ça”, on arrive, ou en tout cas on aide, à exorciser une souffrance. D’où le travail avec le son. À la fin on voit les pieds qui marchent dans la mousse, c’est vraiment pour nous reconnecter au corps”.

Scène du film documentaire "Dann fon mon kèr" de Sophie Louÿs

Il y a également eu tout un travail sur la nature. “Il y a une chercheuse qui s’appelle Frédérique Hélias, qui a travaillé avec Carpanin Marimoutou, qui raconte que c’était ça qui est intéressant chez les fonnkézèr : au début, dans la poésie colonialiste, la beauté de la nature était complètement décrite, mais jamais l’humain était intégrée dans cette nature, ou en tout cas, très peu, alors que souvent cet humain souffrait. Petit à petit, je ne sais pas si c’est de manière consciente ou non, les fonnkézèr ont réintégré l’humain dans cette nature. C’est d’ailleurs les textes d’Alain Lorraine qui montrent ça. Du coup, la démarche du film c’est ça : petit à petit, l’humain réintègre cette nature”. 

Sans oublier tout un travail sur le corps. “J’ai beaucoup filmé ces fonnkézèr pendant plusieurs années, pour comprendre comment le poème sortait de son corps. Et chacun le fait de manière différente. Ce que dit Carpanin Marimoutou, il ne le dit pas dans le film mais il nous le disait dans l’entretien, c’est que la mémoire des ancêtres se révèlent quand il y a un texte qui est là et quand tu le sors avec ton corps, c’est toute la mémoire des anciens qui est là. C’est par ton corps que tout cela va rejaillir. J’ai observé comment chacun s’exprimait. Et puis après j’ai voulu faire des alternances entre ces moments poétiques, ces témoignages et ce kabar. Un kabar que j’ai organisé. Je me suis dit que ce n’est pas possible d’aller filmer un kabar comme ça, il faut vraiment l’organiser. J’ai donc prévenu les fonnkézèr : moi je mets la caméra au milieu et je vous filme. Vous, vous êtes libres. Je me suis un peu battue avec l’ingénieur son qui voulait absolument mettre des micros ou des micro-cravates et je lui ai dit non, ils ont rien sur eux, on se débrouille avec les micros : il faut qu’ils soient complètement libres dans leur corps pour pouvoir exprimer leur fonnkèr de la meilleure manière”.

Carnet dans le documentaire "dann fon mon ker" de Sophie Louÿs

Un hommage à ces poésies qui a résonné à la Fête du Court Métrage à Saint-Denis, au Festival du Film au Féminin à Saint-André mais aussi ailleurs que sur notre île.

Un film sélectionné dans plusieurs festivals

Lauréat de la bourse d’auteure « brouillon d’un rêve » de la Société Civile des Auteurs Multimédia, le film a reçu le prix du “meilleur court-métrage documentaire” et “prix spécial Cauris” du festival Africlap en 2020 à Toulouse, et a été sélectionné dans de nombreux festivals en France métropolitaine : au Festival International du Film d’Amiens, au Festival États généraux du film documentaire à Lussas, au Festival International du Film Insulaire à Groix, aux Joutes Poétiques Granvillaises à Granville, à l’Opéra National de Lyon, au Printemps des Poètes au Musée du Quai Branly à Paris, au Festival international du livre et du film Étonnants Voyageurs à Saint-Malo et au Festival Rhizomes à Calenzana, en Corse. Sans oublier le Festival Pose ta Prose (île d’Oléron) reporté en 2021, et le Festival du film social et engagé (Aubière) reporté en 2021.

Les fonnkèr ont fait écho à l’international : aux États-Unis au Martin E. Segal Theatre Center à New York, à Haïti aux Rencontre des Cultures Créoles à Port-au-Prince, en Algérie au Festival du film Citoyen de Tlemcen et aux Rencontres du Film Court de Madagascar.

Affiche du documentaire "Dann fon mon ker" de Sophie Louÿs

L’accueil de son film à l’international et au national, a été différent “en fonction des lieux, mais surtout en fonction des types de festivals” explique Sophie Louÿs. Il y avait “des festivals de poésie, de cinéma, de langue… Et c’est là que les réactions étaient un peu différentes. Certaines personnes étaient des militantes de la langue, d’autres étaient vraiment très axées sur la poésie. Mais finalement, je dirais que les réactions n’étaient pas si différentes que ça, que ce soit à La Réunion, en Algérie, en métropole : c’est ça qui est incroyable” déclare la réalisatrice. Avant d’ajouter que “ce qui a été le plus beau cadeau pour moi c’est que la réflexion commune de certaines personnes a été ‘merci ça me fait du bien. Ça me libère de quelque chose, d’un poids de l’Histoire, d’un poids de la langue. Le truc le plus incroyable c’est que le film est passé à Saint-Malo, à “Étonnants Voyageurs”, et ils ont oublié de mettre le sous-titrage en français. Il y a une dizaine de personnes qui sont restées, même si elles ne comprenaient pas. Une femme qui avait les larmes aux yeux a dit ‘mais je ne comprends pas car moi je ne suis pas du genre à exprimer mes émotions mais là, il s’est passé quelque chose. Entendre cette langue que je ne comprends pas, ça m’a bouleversé.’” précise l’auteure.

“Je pense que c’est parce que ces mots de fonnkèr, le travail du son, du fonnkèr, le travail de ces gens qui vibrent avec leurs poèmes, c’est très libérateur, ça fait du bien à tout le monde en fait. Ces langues vernaculaires font échos à tous car tout le monde a sa langue maternelle. Il y a des langues qui ont été beaucoup niées. Je ne parle pas du français mais des langues que les gens ont portées et qu’ils ne parlent peut-être plus maintenant mais que leurs grands-parents ont parlées” conclut-elle.

Le mot de fin de Sophie Louÿs

Je veux vraiment remercier toute l’équipe, les fonnkézèr qui ont accepté de participer à ce projet, de donner de leur temps, leur coeur et leur âme ; mais aussi le public qui voit ce film et qui le soutient car un film c’est vraiment un travail commun. Merci aussi à We Film qui m’a complètement accompagné pour que je fasse le film que j’avais envie de faire et qui m’a poussé et guidé dans des exigences cinématographiques”. Si un documentaire sonore de ARTE Radio « Fé bat la lang » a été réalisé en 2018 en lien avec le film, un fonnkèr a également été écrit spécialement pour le film.

Le Fonnkèr écrit pour le film :

In fonnker pou « détak la lang ».

In fonnker, pou « démavouz la vi. »

In fonnker, in rèv, y râl nout lam.

In fonnker, kont lo zamalam.

In fanafoudy pou bann boubout kashet dann fénwar.

« Rézilians », memwar,  piér, in lespwar.

Oté fonnkézer, ral awmin dann tout kalité somin néna.

Pou in akoz, in kestion y rezonn kom in traka…

Somanké, nou sa gaynn touzour rézist ek nout fonnker ?

Traduction :

Un poème pour « débloquer » la langue.

Un poème pour libérer la vie des filets.

Un poème, un rêve, imprègne notre âme.

Un poème contre de tristes spectres.

Une tisane malgache qui soignerait les blessures cachées.

Une résilience, une mémoire, une prière, un espoir.

« Oté », poète réunionnais, entraîne-moi vers tous les chemins possibles.

Pour un pourquoi, puis une question, qui résonne comme une angoisse…

Réussirons-nous toujours à résister avec notre poésie, notre « fonnker » ?

 

Sophie Louÿs

 

Céline Latchimy
Céline Latchimy
Journaliste, rédactrice, elle s'intéresse à toute l'actualité de la Réunion et des îles de l'OI
Articles en lien

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

- Publicité -spot_img

Les plus populaires