Le cinéma de l’Océan Indien est en plein essor depuis quelques années. Certaines réalisations locales arrivent à se démarquer et s’exportent. Quel regard est porté sur ces films lors de leur diffusion à l’échelle nationale, voire internationale ? Les professionnels nous racontent.
Image tirée du film Tangente, de Julie Jouve et Rida Belghiat
Là où les films venant de La Réunion ont beaucoup de difficultés, ce n’est pas dans la capacité de les produire mais dans la capacité de les diffuser. Mais les choses évoluent. “Tangente” de Julie Jouve et Rida Belghiat, “Dann Fon Mon Kèr” de Sophie Louÿs et “Blaké” de Vincent Fontano sont sortis dans les salles de cinéma de La Réunion dans le cadre du programme “Démay la lang”, présenté par l’Agence du court métrage. Une première étape de franchie pour les films de la zone de l’Océan Indien puisque le film « Ady Gasy« , de Lova Nantenaina, à voir sur notre plateforme, a été lui aussi en salles au Cinépalmes. Des films qui sont vus en salles, mais aussi dans les festivals ; à l’échelle nationale et internationale.
Courts métrages 974 et festivals
Extrait de « La statue de la vierge » :
« Il y a quand même une grosse différence entre les diffusions »
“Sac la mort”, où le premier long métrage en créole réunionnais sélectionné au festival de Cannes (ACID à Cannes), est une histoire intense tournée sur l’île à Piton Saint-Leu. Un scénario interprété par des acteurs réunionnais au talent exceptionnel qui s’expriment dans leur langue. Mais comment le film a-t-il été reçu lors des diffusions ? “Il y avait une version courte qui s’appelle “tout, tout a continué” qui est d’ailleurs le projet d’origine car au départ c’est un financement pour un court métrage, qui s’est transformé en long car il y avait de la matière. La version courte est allée au festival de Clermont Ferrand en compétition nationale. C’était assez drôle avec la réaction du public… Clairement, j’ai senti un grand moment d’isolement” se souvient Emmanuel Parraud. “Les sélectionneurs ont pris mon film à la dernière minute car ils m’ont dit que le film tombait à pic car on n’avait dans la compétition que des films conventionnels, c’est-à-dire des histoires d’amours, avec des adolescents… Et quand ils ont vu mon film, ils se sont dit ‘on tient un film auquel pas grand monde va comprendre grand chose, mais c’est quand même un OVNI, donc prenons-le’” ajoute-t-il.
“Pendant la projection, j’entendais un peu les réactions de quelques personnes autour de moi. Il y avait une dame qui pestait en disant ‘mais je n’y comprends rien, ces gens-là en plus on s’en fout complètement, oh la la qu’est-ce qu’ils sont chiants’. À la fin quand mon film était fini j’ai entendu un grand ‘ouf’ de soulagement en disant “ah enfin c’est terminé, bon qu’est-ce qu’il y a après ?” Il y avait quatre autres courts métrages, qui n’étaient pas de cette nature-là, notamment un film anglais qui était sur des gars bourrés dans un café anglais, un pub. Personnellement, je n’y comprenais rien au film mais là par contre, cette dame, elle se réjouissait et ça allait beaucoup mieux (rires)” se remémore le cinéaste.
Bande annonce de « Sac la mort »
Il y a quand même une grosse différence entre les diffusions sur l’île et en métropole, explique Emmanuel Parraud. Sur l’île, c’est quand même un film “qui a fait rigoler. Je ne me rappelle pas d’une seule projection où il n’y avait pas au moins une personne qui riait, notamment à la façon dont Charles Henri s’exprimait. Et en France métropolitaine, ça a été vu d’une manière tragique. Après, ça tient à plusieurs choses : d’une part, le tragique est rendu plus fort par l’état de la case de Patrick qui est compris comme une pauvreté extrême, alors que quand on est à La Réunion, on vit au quotidien avec des gens qui vivent dans des cases en tôle et pour autant, ce n’est pas toujours un signe de pauvreté extrême. Par ailleurs, il y a aussi la langue créole qui est totalement incomprise en métropole, et le sous-titrage ne peut pas rendre la subtilité de cette langue. Par exemple, Charles Henri qui est vu comme un personnage comique et qui n’est pas si loin d’un Louis de Funès à La Réunion, en métropole, il est vu comme un personnage qui s’agite un peu et on ne comprend pas les deux tiers de la subtilité de ce qu’il veut dire. Donc il y a la barrière de la langue et d’une vision qui renvoie à une pauvreté extrême alors qu’à La Réunion, ce n’est pas du tout vu comme ça”.
Après, “il y a des cas particuliers. Il y a des gens qui refusent obstinément le film, que ce soit à La Réunion ou en métropole. Sur l’île, à Saint-Benoît, il y a une dame qui s’est levée et qui s’est mise à hurler ‘ça n’existe pas, ça n’existe pas !’ et elle est sortie de la salle. On a compris qu’elle ne voulait pas qu’on parle de ça. À Lyon par exemple, je me rappelle d’une dame assez âgée, au débat elle me dit ‘mais monsieur comment c’est possible ? Ça n’existe pas, c’est de la fiction ce que vous dîtes. Je suis allée voir ma fille l’année dernière, je suis restée deux mois à Saint-Gilles, ça n’existe pas des choses comme ça, je ne l’ai jamais vu, ça n’existe pas’”.
« En Europe, les films ne sont pas vus de la même manière »
“Maudit !” son troisième et dernier long métrage est un film qui fait suite à “Sac la mort” où le spectateur était observateur extérieur. Cette fois-ci, Emmanuel Parraud a fait le pari de placer le spectateur directement dans la tête d’un Réunionnais. Une réalisation qui a été sélectionnée au 37e TFF Torino Film Festival (en sélection ONDE) et qui a reçu le prix “aide à la post-production d’Ile-de-France.” « Maudit !” où l’histoire de deux jeunes réunionnais diplômés, revenus vivre sur leur île pour y monter une petite entreprise. Emmanuel Parraud nous plonge dans une fiction aux registres horreur et fantastique où Alix, l’un des deux personnages, se retrouve tourmenté par ses interrogations et en proie avec les influences d’un passé réunionnais douloureux.
Au TFF Torino Film Festival, “les retours que j’ai eu c’était vraiment ‘ce film est très critique sur les conséquences de l’empire colonial français, et en tant qu’Italien, ils disaient ‘oui les Français ont un mal de chien à parler de ça’”. En Europe, “les films ne sont pas du tout vus de la même manière. Moi je l’explique de manière assez simple. Soit ils n’ont jamais eu d’empire colonial, donc les citoyens de ces pays ne sont pas concernés de la même manière qu’en France, soit ils en ont eu un, en Autriche quand même je crois qu’avec l’Allemagne ils en ont eu un dans le sens d’empire colonial avec l’Afrique de l’Est, ils ne sont pas concernés de la même manière. Un citoyen autrichien, les problèmes liés à l’empire colonial français, ça lui évite de parler de ce qu’il s’est passé dans les empires coloniaux qu’il y a eu en Allemagne etc. Donc il y a moins d’implication”.
“Le cinéma réunionnais est de plus en plus valorisé à l’extérieur”
Le réalisateur d’”Adieu à tout cela” tempère quand même les choses. “En France métropolitaine, c’est compliqué, sans parler des autres pays où là c’est encore un autre type de réactions. Il est vrai que mes films ont à chaque fois un récit qui n’est pas absolument évident. Tu prends un autre réalisateur réunionnais, il y a des films qui parlent à tout le monde en fonction de la thématique. Qu’ils soient de l’île ou non, ils vont le comprendre et l’accès à l’empathie, à l’identification du personnage sera beaucoup plus simple. Chez moi, c’est beaucoup plus compliqué et j’en ai conscience. Donc on ne peut pas dire absolument que ‘parce qu’il y a un film qui a été tourné sur l’île, il ne sera pas compris par les français métropolitains” avoue-t-il.
Sur l’île, le film Tangente a été vu à plusieurs reprises : outre la soirée d’avant-première à Stella en 2017, il y a eu la Soirée du Court Métrage de Yabette à Champ-Fleury, le Festival du Film Court de Saint Pierre (Prix du Public), le Festival Court Derrière à Saint Denis, « mais également tout récemment, et c’est aussi une grande première, il a bénéficié d’une sortie en salles avec la programmation Démay la lang (avec 2 autres courts), dans 3 salles de l’île sur 6 dates » et au Festival Vues d’Afrique au Canada. « Que ce soit à la Réunion comme ailleurs, personne ne connaissait cette particularité permettant à des détenus de participer au Grand Raid, donc ça a généré beaucoup de curiosité, mais aussi de découverte de notre île, à travers ses paysages notamment (qui sont au coeur du film à travers la course). Il y a des pays où nous avons eu plus de succès que d’autres, l’Italie par exemple, ou en Europe de l’Est. Tous comptes faits, le film a été mieux reçu à l’étranger qu’en France » se souvient Julie Jouve.
Et d’un point de vue global, « je pense que [les films locaux] sont bien accueillis d’une manière générale car le cinéma réunionnais est encore tellement balbutiant que le public est très curieux de le découvrir. Il y a tout à gagner, mais il ne faut pas non plus que cela nous dispense d’une exigence de qualité« .
Bande annonce de « Tangente » :
Pour le scénariste Guillaume Bègue, qui est aussi secrétaire à l’association les Cinéastes de la Réunion, le cinéma réunionnais est “à l’image de l’île. Il est pluriel, intense, complexe, issu de plusieurs origines”. Et lorsque le court métrage “Tangente” de Julie Jouve et Rida Belghiat était présélectionné aux Césars, “après avoir reçu des prix un peu partout dans le monde, j’ai passé deux semaines à Paris, les producteurs que j’ai rencontré sont maintenant à l’écoute des projets réunionnais. Et là où il y a un énorme changement, c’est que leur vision d’un film réunionnais ne se limite plus à un film léger qui se passerait quasi exclusivement dans un hôtel sur la plage et qui ressemblerait à une pub pour du jus de fruits. Une chose est sûre, le cinéma réunionnais est de plus en plus valorisé à l’extérieur” conclut-il.
Un cinéma à La Réunion qui, petit à petit, prend ses marques et suscite de nombreuses réactions lorsqu’il est vu à l’extérieur. Des films réunionnais et de la zone OI, visibles sur notre plateforme VOD OI>FILM !