Avec son acolyte, Frédéric Lambolez créé En Quête Prod en 2007, une société qui réalise des documentaires. Mayotte et la question de l’immigration, de la départementalisation, Madagascar et la montée des inégalités face aux industries internationales implantées, l’art contemporain à La Réunion… Pour leur dernier film, « Le monde de chez Ti Kaf » (2018) Frédéric et Jean-Marie ont posé leur caméra dans une boutique chinoise. Ambiance sans fioriture pour une photographie d’un patrimoine créole en voie de disparition. Frédéric Lambolez nous explique tout ça.
Propos recueillis par Laurène Mazier
Pouvez-vous nous présenter votre parcours ?
Frédéric Lambolez, réalisateur. J’ai commencé à faire des films en 2007 lorsque j’ai créé avec Jean-Marie Pernelle la société En Quête Prod, spécialisée dans le documentaire de société.
Mon parcours s’est principalement fait dans le monde de l’art contemporain. En 1999, j’ai participé à « Cheminements », ma première exposition au Palaxa, puis pendant plusieurs années on a tenu une galerie d’art à l’Eperon qui s’appelait « La galerie noir et blanc ». On réalisait des grands événements d’art contemporain, comme « Les nuits d’art de pleine lune ». C’est d’ailleurs à ce moment que j’ai rencontré Jean-Marie. Moi, je faisais des expositions, des performances, des vidéos d’art… C’est aussi comme ça que j’ai commencé à tourner.
Faisons le tour d’horizon de vos films…
Notre premier film, ce fut « Mayotte, où va la République ? », qui est une photographie de la situation à Mayotte en 2007 avec les migrants des Comores. Nous avions choisi de faire un film sous la forme d’une suite d’interviews aux côtés des clandestins, dans la foret et jusque chez le Préfet et on essaye d’expliquer et de comprendre la situation. Ce film reste d’actualité 13 ans après… Ensuite, on a réalisé deux films sur l’art contemporain « Art Tempo 2010 » et « Art Tempo 2011 ». Puis, nous avons réalisé un film à Madagascar, « Je veux ma part de terre », où nous parlons d’une usine canadienne qui exploite un minerai à Fort Dauphin. Cette activité a créé beaucoup d’inégalités, les prix qui augmentent, la prostitution aussi… Des expropriations… Beaucoup de dégâts en fin de compte mais qui sont généralement minimisés par ces grandes entreprises. On a commencé ce film en 2009, on y est retournés en 2012 alors que l’usine s’était un peu plus développée. Nous avons alors suivi l’action d’une femme, Perle Zafinandro, très investie dans une association qui se battait contre la mine. Six mois après la sortie de notre film, nous apprenions qu’elle a fait 50 jours de prison par rapport à ses actions militantes. Perle est maintenant députée de la région de Fort Dauphin.
Lorsque l’on réalise des documentaires, quel est le moment où l’on se dit : « je veux en faire un film » ?
Je crois que c’est dans les tripes. On a envie de montrer quelque chose. Quand on creuse les choses, on découvre des choses et on a envie de les dire. Pour « Le monde de chez Ti Kaf », il fallait que je montre cette vie simple de personnes qui sont en fait plutôt assez dénigrées dans la société réunionnaise. Les gens qui vont dans les boutiques sont généralement des personnes marginales. J’ai voulu montrer que malgré tout, ces personnes possèdent une réflexion sur leur quartier, lutte contre les inégalités, contre les agressions extérieures, contre les « mauvais » changements…
C’est quoi un bon sujet en documentaire ?
Un bon sujet, c’est un sujet qui n’a pas été traité de la manière dont on veut le traiter. Chez En Quête Prod, nous traitons les sujets sous l’angle des inégalités, avec une empathie pour les plus pauvres et ceux qui sont atteints par ces inégalités.
Le personnage principal est important aussi. Il faut qu’il ai envie, qu’il possède une force intérieure pour qu’il puisse « traverser l’image ». C’est important que les personnages aient des personnalités fortes, qu’ils fassent des choses, qu’ils les montrent et surtout, qu’il y ait une totale confiance avec le réalisateur.
Il se passe plusieurs mois, voire des années entre l’idée d’un sujet et sa réalisation, est-ce que ce n’est pas un peu frustrant ?
On ne peut pas foncer la tête baissée dans un sujet et le réaliser rapidement. Ça dépend de ce que l’on veut faire. On peut arriver dans un endroit, rester une semaine et interviewer tout le monde sur un sujet, c’est plus simple que de faire un documentaire, où l’on va prendre le temps de comprendre les gens. Au fil du film, les personnes vont accepter notre présence… Pour Ti Kaf, ce fut complètement différent de nos autres films par exemple. En effet, il a fallu plusieurs mois pour devenir un habitué, gagner la confiance des personnes présentes dans le film, sortir la caméra, tout ça, ça n’a pas été facile et ça prend du temps. Après, oui : c’est totalement frustrant ! Prendre deux ans pour faire un film, c’est terrible. On se dit que notre film va être vu par quelques milliers de personnes et qu’on a pris deux ans de notre vie pour faire ça… En 13 ans, on a fait six films … Et on sait que nos films n’ont pas non plus bousculé le monde, c’est pourtant ce que l’on recherche. Alors, je me dis que l’on pourrait être plus efficace, d’une autre manière. J’ai testé plusieurs façons pour être efficace, que ce soit dans le milieux militant, artistique, du documentaire… Et je me rends compte que même le documentaire reste peu efficace. Ou du moins pas autant qu’il pourrait l’être.
Comment vous est venue l’idée de tourner un film sur la boutique Chez Ti Kaf à l’Ermitage ?
Un jour, je suis retourné à la boutique de Ti Kaf, que je connaissais il y a 25 ans quand je suis arrivé à La Réunion. J’ai trouvé qu’il y avait un changement, forcément. Le papa n’était plus derrière le comptoir, il y avait la maman et le fils… Je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire ici, je sentais que ça allait disparaître. Pour moi, c’était ça le cœur du sujet. Et j’ai trouvé que le fils, Ah Kioon était un personnage très intéressant. Malgré une grande timidité, il avait énormément de cœur, il m’a vraiment touché. Il y avait aussi les habitués qui avaient des choses à dire … J’avais envie de montrer cette vie typique et de dire que derrière la vie de ces boutiques « lontan », il y a beaucoup plus que juste des buveurs de rhum. Et puis, Chez Ti Kaf, c’est la dernière boutique chinoise dans l’unique quartier créole de l’Ermitage, c’est ça aussi ! Je suis proche des personnes qui sont simples plutôt que les « gros zozos », voilà pourquoi j’ai voulu faire ce film.
Le ton et la forme de ce film diffère des autres, quel est le parti pris de la réalisation ?
En 2015, on a participé à une résidence d’écriture à Madagascar. Nous avons rencontré des personnes de Doc Monde qui possèdent une approche du documentaire différente. Très créative, sans voix-off, avec de longs plans séquences et la prise de réalité de ce qu’il se passe, sans trop d’altérations, ni questions… Cette approche m’a beaucoup plu et c’est pour ça que j’ai cherché un sujet que je pourrais traiter de cette manière. On a beaucoup échangé avec Jean-Marie sur cette envie, on a écrit ensemble « Le monde de chez ti Kaf ». On a participé à une autre résidence en 2016 encore à Madagascar où l’on a continué à développer l’écriture, toujours avec Doc Monde. Et donc, le parti pris de la réalisation, c’est un parti pris de ne poser aucune question, on est là, on filme ce qu’il se passe et on développe la narration au fur et à mesure. C’est comme ça que l’on s’est retrouvé à suivre les riverains de Ti Kaf dans les manifestations contre les restaurants installés sur la plage de l’Ermitage. Le parti pris, ça a été de les suivre. Ensuite, au montage de créer le film.
Voir « Le monde de chez Ti Kaf » sur OI>Film
S’immiscer dans le quotidien d’une famille chinoise, ça n’a pas du être une mince affaire …
C’est vrai que c’était pas facile. Entrer dans une famille chinoise, à La Réunion, c’est pratiquement impossible, surtout avec une caméra. C’est pour ça qu’on est resté dans la boutique, on ne pouvait pas aller plus loin pour avoir plus d’infos sur la famille. Depuis le film, je suis devenu proche du fils, on est amis. Mais même si je refaisais ce film dans cinq ans, en les connaissant mieux, je ne pourrai rentrer dans cette famille avec ma caméra. Je ne crois pas. C’est donc, surtout l’atmosphère de cette boutique que l’on voit dans le film, avec ses habitués et ce qu’il s’y passe : les concerts, les jeux, ce qu’on y regarde à la télé, des moments de vie quoi.
Sur quoi bossez-vous en ce moment ?
En ce moment, nous sommes sur le montage de « Je veux ma part de terre – Réunion ». On va parler de la terre à La Réunion à travers un personnage principal : un agriculteur bio, Bruno Rivière, très intéressant. Un jeune d’une cinquantaine d’années, qui a un fils de 25 ans, lui aussi agriculteur. On les suit tous les deux. Bruno a une association qui s’appelle « Militan pou la terre » et le documentaire va suivre son chemin. Il nous explique ses idées et comment il aimerait que La Réunion devienne une terre beaucoup plus bio et avec moins d’importations.
Y-a-t-il un sujet que vous rêvez de tourner ?
Actuellement, non, je n’ai pas de sujet que je rêve de tourner parce que je crois que le film « Le monde de chez Ti Kaf » a été quelque chose d’assez difficile à réaliser. Et puis, on est sur le montage de notre prochain film, donc ça prend du temps. En réalité, peut-être que j’ai envie d’autre chose aussi, je me pose des questions par rapport à la suite. À voir donc comment je vais continuer tout ça.
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