Journaliste reporter d’images, Caroline Rubens a signé en 2010 « L’île perdue ». Dans ce documentaire du réel, la réalisatrice part en quête de réponses. Liée à l’île de La Réunion de part ses origines, la Bretonne doit combler un vide intérieur. Elle va découvrir, au gré de rencontres en terre réunionnaise et de recherches généalogiques que l’histoire de son père et des ses oncles possède un lourd passé inscrit dans l’histoire de l’île de La Réunion. Caroline Rubens revient sur ce film puissant et intime avec sincérité et encore beaucoup d’émotions.
Vous avez réalisé, « L’île perdue » en 2010, tout d’abord comment souhaitez vous définir ce film ?
Ce film est un film écrit à la première personne, il s’inscrit dans la tradition du documentaire «cinéma du réel ». Puisque c’est un film qui se tricote avec le réel.
Vous revenez sur l’histoire de la famille de votre père, quel a été le déclic qui vous a mené dans cette enquête familiale ?
Le déclic comme je le dis au début du film, c’est la prise de conscience que le retour mythique sur l’île perdue n’aurait pas lieu. Je m’en suis rendue compte quand l’un de mes oncles est reparti vivre là bas, et qu’il est revenu.Je croyais que ce départ allait enclencher tout les départs et en fait non, ça a provoqué une sorte de silence. Personne n’a rien dit alors ce silence consterné et ma propre affliction m’ont fait me rendre compte que j’avais attendu, sans le savoir, un retour sur cette île comme condition préalable au bonheur. L’île, me semblait-il avec ce retour de mon oncle, effectuait un rejet comme si nous n’y avions pas de place en fait. Mais alors, étions-nous condamnés à être malheureux ? Je me suis rendue compte que je ne connaissais pas l’histoire de ma famille et ce qui avait provoqué le départ de tous les enfants. Et que pour ne pas être condamnée au malheur, il fallait faire face à l’histoire et sa réalité. J’ai donc fait le film pour qu’on ne finisse pas enseveli dans le silence et le malheur.
Amours, désillusions, richesse puis banqueroute, des ancêtres esclaves … Est ce que vous vous attendiez à découvrir tout cela ?
Ce que j’ai découvert au fur et à mesure de mon enquête m’a fait me rendre compte, qu’au lieu de raconter un territoire enchanté qu’il avait fallu quitter, c’était en fait un cauchemar opaque dans lequel il fallait rentrer et un passé lourd qu’il fallait remonter comme on remonte les eaux noires d’un fleuve. Le peu que je connaissais était arrangé, romancé.
Je tombais des nues au fur et à mesure que j’avançais et je me demandais qui j’étais dans tout ça. Les amours interdits, la richesse, la dégringolade, la honte, tout ça ce fut des chocs. La grand-mère, qui était une figure mythique, en prenait un coup.
Découvrir que j’avais des ancêtres esclaves…. oui ce fut une surprise. Maintenant je le sais : tous les Réunionnais issus de plusieurs générations en ont forcément, c’est ce que j’ai compris en faisant ma généalogie.
La découverte des esclaves a été un bouleversement. D’abord, j’étais très inquiète pour mon père : comment lui annoncer ça … Lui qui nous avait toujours dit qu’on n’avait aucun noir dans la famille…. J’avais peur de lui causer un infarctus, j’ai mis un an à lui en parler. Pour moi, de découvrir Juliette Poirier, Adéalaide, Colinette Gautier… Ces femmes, nos grand-grand-grand-grand-mères…. et qui avaient été esclaves ou libres de couleurs, ça a été à la fois une joie : comme si on faisait partie vraiment de l’histoire de l’île, comme si j’avais porté une couleur à l’intérieur et que ça y est, on la voyait. Et ça a été aussi une grande affliction car il y a eu tant de malheur. J’ai beaucoup pleuré à la Réunion.
Quel impact ce film a-t-il eu sur votre famille ?
Les réactions à l’annonce du fait que je voulais faire un film sont diverses, il y a eu l’acceptation tout d’abord puis, des renoncements de gens qu’on ne voit pas dans le film du coup. Il y a eu aussi des réactions de colère ou de peur car je m’aventurais sur des chemins sensibles de douleurs enfouies. Ils étaient partis pour oublier, pour être quelqu’un d’autre et voilà que je leur remettais leur histoire en miroir. Pas facile, je les comprends. Mais, j’avais besoin de savoir pour pouvoir vivre. Je me suis toujours dis que si je n’avais pas fait ce film, je serais morte. Ça paraît fou mais je crois que c’est vrai. Je me suis désempoisonée d’un silence toxique.
Combien de temps vous a-t-il fallu pour boucler » L’île perdue » ?
J’ai mis 4 ans à penser faire et monter le film. Ce sont des processus lents. Le temps surtout d’oser parler aux gens, de tisser d’autres relations. D’aller au delà des interdits et des non-dits. Ensuite, il y a les dossiers de financement etc. Et puis le tournage et le montage… J’ai même eu le temps de faire un enfant ! Plus rapide. Plus facile comme accouchement !
Quel lien cultivez vous avec La Réunion ?
Le lien que j’ai à la Réunion est dit dans le film je crois, enfin j’espère…. C’est un rapport à la fois irréel et très intime, c’est un lien à un territoire qui est autant une histoire, qu’un lieu. Aller à la Réunion, c’est aller dans le passé pour moi. Et en même temps, quand j’y suis, j’ai cette sensation que mon corps est attaché à l’île. A la Réunion, j’ai l’impression que mon corps est entier. Et en même temps, que je suis étrangère. À la Réunion, j’ai l’impression d’avoir 150 ans et 10 aussi. Les deux. A la Réunion, je ne suis ni créole, ni zoreille, je suis complètement seule car je porte de vieux drames mais je ne parle que français. Alors, les touristes m’énervent avec leur vision superficielle sur l’île et les Créoles… Et bien, je ne peux pas leur parler vraiment puisque je parle pas la langue. Alors, là-bas je suis seule mais je me confond avec l’île. Là bas, je suis je ne sais pas qui, je ne sais pas quoi. Très vieille, je voudrais mourir à Cilaos. Je ne sais pas pourquoi.
Qu’avez-vous souhaité dire à travers ce film ?
Ce que je souhaite dire à travers ce film, j’espère l’avoir dit. Ce que je pourrais rajouter c’est que toute les quêtes sont légitimes. Quelquefois, je parle avec des gens qui se posent des questions sur leur histoire familiale ou des secrets et qui me disent « oui, mais j’ose pas demander ceci ou cela, ça va embêter ma mère, ma grand-mère etc » et je leur réponds : « c’est ton histoire c’est légitime d’avoir envie de savoir. Après on peut ne pas te répondre, mais poser des questions, même gênantes, c’est un droit de base ». Alors, si le film transmet cette force ça me fera plaisir. Et l’autre message, c’est qu’il ne faut avoir honte de rien. Nos ancêtres, il faut les aimer dans leur force et leur fragilité. Et comme ça, on peut s’aimer aussi et aimer nos enfants.
Vous avez signé divers documentaires, quels sont les sujets qui vous intéressent ?
Je suis Journaliste Reporter d’Images de formation et les sujets qui m’intéressent sont les aventures humaines, autour du fait même de vivre, de grandir, de rêver et de créer.
Et la fiction ?
La fiction m’intéresse, j’ai fait récemment une formation en ce sens. J’aimerais faire quelque-chose autour du fait de se sentir hantée par des fantômes ou des présences ou la sensation d’un destin inéluctable. Et en fiction, je crois que ce sera plus possible. Mes projets sont diverses, je travaille sur la fin de l’écriture d’un court-métrage de fiction autour d’un fantôme.
Un mot sur votre actualité ?
J’ai commencé un film documentaire avec une danseuse qui travaille avec tous les âges, dans différentes institutions et s’emploie à tricoter un lien de douceur tout à fait rare et nécessaire à mon sens qui met à nu la lenteur, la fragilité des corps et le lien d’amour qui nous unit les uns aux autres. Si l’on prend le temps de s’effleurer ne serait-ce que du bout des doigts. Expliqué comme ça, c’est un peu mystique mais c’est comme ça que je le vois quand je le filme. Je filme aussi un endroit où de très petits enfants grandissent en paix et développent une autonomie étonnante et surtout, des liens d’entre-aide. Et ce, dès 2 ans ! Et enfin, je fais différents reportages pour le magazine Littoral, cette année sur des gens qui travaillent dans le milieu de la mer.