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Emmanuel Parraud – juillet 2018

Entretien avec EMMANUEL PARRAUD, RÉALISATEUR

Ton premier film réunionnais, Adieu à tout cela, semblait regarder la Réunion depuis l’extérieur, avec ce personnage de jeune fille qui est sur le départ pour la métropole.

OI>Film : Ton second, Sac la mort, semble s’y être installé, faire partie du paysage local, avec un personnage qui n’a pas su s’adapter au climat métropolitain et est rentré à la Réunion. Entre ces deux films es-tu devenu un cinéaste réunionnais ?

Emmanuel Parraud : Pour Adieu à tout cela, c’était en 2009, je découvrais encore La Réunion, j’ai considéré que je ne pouvais donc que donner le point de vue de quelqu’un qui cherche à comprendre, à trouver sa place. J’ai donc écrit une histoire qui raconte ça et voulu donner au spectateur une place d’observateur, de témoin, parfois un peu distancié, qui par instant seulement s’approche plus près de son sujet. D’où le choix de raconter l’histoire de cette jeune fille née à La Réunion mais de parents Zoreilles[1] et qui cherche à sortir de sa sphère en allant vers les autres. D’ou le choix aussi de ces axes de caméras qui tiennent le spectateur à l’écart, à l’extérieur de l’action, filmés de profil ou frontalement de manière un peu théâtrale.

 Avec Sac La Mort j’ai estimé que mon niveau de connaissance de La Réunion, des cafres[2], de Patrice et de ses amis me permettait cette fois d’envisager un film non plus « sur » mais « avec », pris au sens le plus large du terme. Le spectateur ne serait plus entomologiste. On n’essaierait pas non plus de lui faire croire qu’il est comme Patrice, dans sa tête, car cela sous-entendrait qu’il est comme lui, ce qui n’est pas le cas.  En tout cas pas majoritairement. La place la plus juste que je pouvais donner au spectateur c’était d’être aux côtés de Patrice, avec lui. Qu’il puisse éprouver une empathie pour lui sans pour autant tout comprendre de ce qui se passe pour Patrice. La caméra filmerait donc plus dans l’axe, plus engagée dans l’action aussi. Pour dire ça simplement, ma position c’est de dire que quand on est d’une culture on n’est pas d’une autre, on ne pourra jamais se comprendre vraiment, mais on doit chercher à se comprendre, il n’y a pas d’autre possibilité que faire le constat de nos différences et de les accepter, l’un et l’autre (sinon c’est le FN). C’est la seule place juste possible. Je ne suis pas de la même classe sociale ni de la même culture que Patrice. Et réciproquement (le réciproquement est important). Une fois qu’on en a fait le constat, qu’on en est conscient ensemble, on peut quand même travailler ensemble. C’est cette relation là qui fabrique Sac La Mort. Le spectateur dans ce film fait le constat des différences entre lui et Patrice (il ne pense pas comme lui, il n’agit pas comme la majorité agirait), mais il est amené à les accepter, à prendre Patrice comme il est, sans lui en faire le reproche ou le rejeter parce qu’il ressent que ce qui fait agir Patrice ainsi lui appartient, qu’il a ses raisons (comme dirait Renoir).

 

OI>Film : Ton regard prend forme à partir du monde de Patrice, le naturalisme de ta mise en scène ne rit pas des croyances des personnages, il accepte leur monde. Sac la mort traite vraiment son sujet de l’intérieur, sans exotisme, malgré quelques éléments très caractéristiques de l’imaginaire commun des réunionnais, « appel d’une carrière en métropole », « retour d’exil », « boisson locale typique », « chômage », « syncrétisme et sorcellerie », etc. Ce ne sont évidemment pas des clichés, mais des cas de figures récurrents. Peux tu nous en dire plus sur ta relation à ces sujets ?

Emmanuel Parraud : J’ai l’impression d’avoir répondu sur ce point dans la première partie de mes réponses. Mais rajoutons quand même que je ne crois pas qu’il y ait de récit possible hors d’une réalité existante comme point de départ. Sans ce point d’origine on ne peut faire récit (on peut raconter une histoire bidon oui, hors la vie, qui satisfera beaucoup de spectateurs car elle les tiendra éloignés de la réalité (cf. tous ces films sur l’école de « dans le temps » qui font recettes justement parce qu’on sait que ce n’est qu’une vision fantasmée, mais tu as compris mon projet n’est pas de faire de la propagande « positiviste »). Dans le cinéma il doit y avoir un récit, on n’échappe pas à ça (c’est la grosse différence à mon sens avec le « réseau » actuel qui fait l’impasse là-dessus… mais ça c’est un autre débat et je te renvoie sur Annie Lebrun dont je partage entièrement les vues sur ces questions de « trop de réalité », de décontextualisation/recontextualisation, de décontructionisme…). Ce film veut parler des cafres à La Réunion, il fallait partir de ce qui les concerne, les touche, les implique. 

Au travers de l’histoire de Patrice pris dans la tourmente de la mort je voulais parler des cafres, ces descendants d’esclaves ou d’engagés d’Afrique, de leur condition d’aujourd’hui sur l’île de la Réunion.

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Patrice Plenesse, acteur

Patrice comme ses amis sont partis chercher fortune en métropole à 10 000 km de leur île puisqu’ils ne trouvaient pas de travail chez eux. Ils se sont retrouvés dans le froid à pousser la brouette, du travail au noir sous les quolibets de leurs amis les Blancs, à boire pour se réchauffer, pour se faire accepter. Ils sont rentrés à la Réunion et la famille les a mis à l’écart. C’était la honte ces ratés dont on avait vanté la réussite aux voisins.

Ils ne sont plus fouettés comme leurs ancêtres au bon vouloir du maître, mais ils sont relégués, ils ne comptent pour rien. Chaque jour qui passe est le même. Le rhum leur donne la force d’y faire face. Du rhum industriel qui troue le cerveau, donne la gangrène mais qui permet aussi le mirage de la vie. On distribuait déjà cet alcool aux esclaves dans les champs pour accélérer la cadence de la coupe de la canne et pour les abrutir la nuit de peur qu’ils tuent leurs maîtres. Son grand-père faisait boire Patrice dés l’âge de 6 ans pour amuser les clients de sa Boutik et il organisait des concours avec ses cousins pour les endurcir. Devant cet engrenage de malheurs sur lesquels ils semblent n’avoir aucune prise, certains accusent le « mauvais oeil », cherchent des explications plus en arrière, dans la sorcellerie, au pays des ancêtres que l’on ne connait pas. 

J’ai rencontré Patrice et Charles-Henri en me trompant de chemin dans mes repérages. Comme chaque jour, ils se préparaient à manger sur un petit feu dans le coin du jardin. On est resté l’après-midi ensemble. Ils étaient ivres mais lucides sur ce qui nous séparait et nous reliait aussi. On ne s’est plus quittés. Ça fait maintenant 6 ans. J’ai fait un premier film avec eux, « Adieu à tout cela », un moyen métrage dans lequel ils avaient un petit rôle. J’ai senti qu’ils étaient immenses, qu’ils pouvaient beaucoup plus. Que Patrice et Charles-Henri étaient deux comédiens absolument surdoués, des poètes aussi. Ce sont deux excentriques phénoménaux qui ne cessent de nous surprendre, Charles-Henri par sa verve et Patrice par sa puissance émotionnelle et corporelle. J’ai fait ce projet en hommage à eux, à leur manière de voir le monde et de le raconter. 

C’est devenu Sac la mort, un film que nous avons fabriqué ensemble, chacun à sa place selon ses compétences et son talent. 

Je voulais un film qui, sans rien cacher de la réalité de leur existence, ne tomberait pas dans le misérabilisme, la stigmatisation, le renforcement des clichés, des dangers qui guettent tous les films qui s’aventurent sur le terrain de la connaissance de l’Autre. J’ai compris que seule la fiction le permettrait. Ce détour par le récit et les personnages est indispensable, parce qu’en éloignant le spectateur de la réalité le temps du film je pourrai la lui rendre plus prégnante, après la projection, lorsqu’il retrouvera la vraie vie en quittant la salle, en croisant un autre Patrice dans la rue il saura, en tout cas il en saura plus. Sur les cafres mais aussi sur les stigmates de la colonisation et de l’esclavage.

 

OI>Film : Il semblerait que le projet  Sac la mort ait été au départ un court métrage. Comment es-tu passé au long ? Etait-ce prémédité ? 

Emmanuel Parraud : C’était effectivement un projet de court-métrage de 37 pages. Mais j’étais ouvert à une durée plus longue, ne serait-ce que parce qu’ayant réalisé un premier long-métrage quelques années auparavant bénéficiaire de l’Avance sur Recette et que ce film n’est jamais sorti en salle à cause de la double faillite de mon producteur et de l’imbécilité du distributeur, je savais que si je voulais revenir au long il me faudrait passer par le soupirail de cave plutôt que par la grande porte, j’étais donc prêt à saisir ma chance… Le casting m’a fait rencontrer des personnes que j’ai trouvées tellement formidables que j’ai voulu les intégrer à l’histoire (le tueur par exemple qui ne figurait pas en tant que personnage dans le scénario), ou alors j’ai voulu développer leur présence dans celle-ci (Alix le rasta notamment). Le scénario a grossi au point qu’à la fin du casting il faisait 62 pages. Ce nombre de pages m’a fait penser que le film serait proche d’une heure, que ça deviendrait un long-métrage selon ce qui allait se passer avec les acteurs. Ainsi, à la veille du tournage, je savais que tout dépendrait de ce qui allait se passer sur le plateau. Soit au jeu les scènes allaient prendre de l’ampleur, soit j’allais devoir couper. Quand les dialogues figurant dans la continuité dialoguée écrite sont respectés strictement au tournage on en déduit facilement en amont la durée des scènes, mais ici ils ne constituaient qu’une trame que les acteurs allaient développer  au gré de leurs imaginaires, en créole en plus, je ne pouvais pas vraiment savoir, ce serait selon les talents des interprètes et de ce que je réussirai à impulser en terme d’énergie. Au montage dés la première semaine je savais que ce serait une durée longue. 

 

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Tournage de « Sac la mort »

 

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Montage « Sac la mort »

 

OI>Film : Tu es au départ un réalisateur de court métrages, quelle différence fais tu entre ces deux manières de faire cinéma ? Le court métrage prépare-t-il au long métrage, tel que semble l’insinuer la carrière de nombreux cinéastes ou les réalités économiques de ce milieu, ou est-il un genre à part entière, comme la nouvelle et le roman sont des genres littéraires ?Saclamort4 1170

Emmanuel Parraud : J’ai un parcours d’autodidacte, qui plus est je suis d’origine provinciale, issu d’une famille pour qui l’art ne représentait rien. On n’allait jamais au cinéma et je ne lisais rien. J’ai fait des études scientifiques. A 22 ans je me suis aperçu que je ne savais plus écrire ni lire, plus rien n’avait de sens pour moi, j’ai senti que j’allais mourir. J’ai découvert le cinéma à ce moment. J’ai vu 5 films par jour pendant 2 ans (j’ai continué et je continue à voir des films mais à un rythme un peu moins prenant) et immédiatement j’ai voulu faire des films… Avec ce bagage de départ il est évident que je n’avais pas d’autres choix que de commencer par des films courts ne serait-ce que pour des raisons financières compte tenu que je ne suis pas un fils à papa. J’ai dû financer moi-même mon premier film faute de décrocher la moindre subvention. Je l’ai financé avec l’argent que j’avais gagné d’un autre côté.  J’étais incapable d’écrire une histoire longue, j’avais vraiment des problèmes pour ordonner les mots pour que ça ait un sens et une fluidité apte à séduire les membres d’une commission du CNC. Donc j’ai aligné les projets de court-métrages, passant en général un à deux ans d’écriture tâcheronne sur chaque scénario avant d’arriver à quelque chose qui plaise en commission. Je ne m’en cache pas ce n’était que par défaut que j’écrivais des court-métrages, car aujourd’hui je n’ai plus de problème pour écrire. Je sais que le court-métrage n’offre pas la possibilité d’être dans la complexité (ce que peut tout à fait une nouvelle en littérature, la comparaison court métrage/nouvelle, long métrage/roman n’a donc pas de sens à mon avis), un court-métrage ça reste du slogan, en tout cas c’est très manichéen dés qu’il y a des personnages à faire exister, donc moi je trouve ça faux, en tout cas insuffisant. Moi ce que j’aime, c’est le paradoxe des êtres humains, leurs contradictions, (ça tient à mes origines et à mon histoire familiale) et pour ça il faut avoir de la durée dans le récit. 

J’ai réalisé 9 court-métrages, dont 5 bénéficiaires de la Contribution Financière d’Aide au court-métrage du CNC et je pense effectivement que c’est comme ça que j’ai appris mon métier. J’avais une formation initiale de comédien et de metteur en scène de théâtre, je savais donc un peu comment m’y prendre avec les acteurs avant de me lancer dans le métier. Mais savoir diriger une équipe technique sur un plateau,  insuffler de l’énergie, savoir déléguer sans abandonner aux autres la responsabilité de la mise en scène, ne pas perdre le cap au milieu des milles problèmes qui nous tombent dessus et contrarient à chaque instant nos ambitions artistiques, faire avec le moyens qu’on a, faire de la pauvreté une richesse, savoir diriger des non-acteurs, savoir exprimer ses idées avec des mots différents selon chacun de ses interlocuteur, savoir visualiser un plan, savoir en déduire les moyens en terme de machinerie et de lumière pour les incarner, respecter et retourner à sa faveur un plan de travail toujours trop court, savoir détecter la matière qu’il faut tourner pour avoir ce qu’il faut au montage, mais aussi et surtout, la clef de tout : se connaître soi-même au delà de ses admirations cinéphiliques pour un style ou un autre, ses points forts et ses limites… tout ça s’apprend sur le tas et il faut un peu de temps. En tout cas pour moi il en a fallu.    

 

OI>Film : As-tu d’autres projets à la Réunion ?

Emmanuel Parraud : J’ai un projet de documentaire de long-métrage sur la manière dont les réunionnais sont aujourd’hui « traversés », « agis » par l’histoire politique de leur île. Le décès de Paul Vergès laisse les réunionnais orphelins, ne serait-ce que parce qu’il n’y aura plus ce point de référence, il va falloir inventer autre chose… J’ai très envie de suivre cette mutation dans les têtes.

Et un projet de long de fiction, une comédie chorale, un peu à la manière de Short cuts de Altman, sur le temps d’une campagne électorale municipale, avec Charles-Henri et Patrice, mais aussi bien d’autres acteurs trouvés et à trouver. Il ne s’agira plus seulement de voir comment les cafres vivent entre eux, mais comment s’organise le contact et leur vie avec d’autres groupes sociaux de l’île, les zoreilles, les gros blancs, les cafres qui ont réussi… Un film où l’humour sera dominant (l’ironie et le cynisme aussi…), un film en partie chanté par Charles-Henri qui jouera un homme qui veut devenir le maire du village depuis toujours, qui va saisir enfin sa chance et réussir malgré tous les obstacles et tous les problèmes qui lui tombent dessus et toutes les compromissions nécessaires… Je n’en dis pas plus il faut garder un peu de mystère à tout ça.  

 

Entretien : Mounir Allaoui

 

Sélection en festivals 

Mention spéciale au Luxor African Film Festival

ENTREVUES Belfort

ACID à CANNES

Festival du Film Insulaire de Groix 

Compétition officielle VIENNALE en Autriche 

Compétition officielle festival international TOUS ECRANS-Genève.

Festival Cinémanosque

 

[1] Le terme zorey, renvoie aux métropolitains.

[2] Le terme cafre désigne les noirs.

Mounir Allaoui
Mounir Allaoui
vidéaste, fondateur et co-coordonateur Revue Mondes du cinéma (éditions lettmotif)
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