À l’occasion de la sortie du court métrage documentaire “Les yeux perdus de l’île Bourbon” sur OI>Film, nous avons posé quelques questions à son réalisateur, NiKO.
Interview réalisée par Céline Latchimy-Irissin.
Passé dans les festivals tels que la « Fête du Court-métrage » à Valensole (France), « 32è Instants Vidéo » à Marseille (France) et « Les Couleurs du Court » à Paris et Saint-Denis (France), « Les yeux perdus de l’île Bourbon » est un court métrage de 9 minutes. Son réalisateur, NiKO, a accepté de se remémorer la construction de son film, sa production, son tournage… Retour sur un documentaire qui laisse sobrement la parole à trois Réunionnais ayant perdu l’œil gauche lors des Gilets Jaunes.
OI>Film : Pouvez-vous vous présenter, me parler de votre parcours dans le cinéma ?
Je m’appelle Nicolas Martin et mon nom de réalisateur est NiKO. J’ai fait un master de cinéma documentaire il y a plusieurs années de cela à Strasbourg. J’ai commencé à faire des films en auto-production, des courts métrages. Assez rapidement et très naturellement, j’ai commencé à faire du cinéma (en tout cas je l’ai conscientisé que plus récemment) qui questionnait sur des questions sociales qui dérangent, comme la peine de mort par exemple. On a fait avec mon frère un film de fiction, inspiré d’une histoire réelle, d’un citoyen américain, prétendument innocent (je dis prétendument car il n’a jamais été officiellement reconnu non coupable) mais qui a été exécuté.
En 2015, avec mon frère, on s’installe à Paris et on fait un projet important. On réalise un clip, un projet à cheval entre un clip et un film, pour Brigitte Fontaine, qu’on est parti tourner en Inde. Il se trouve que c’était une chanson qu’elle avait écrite après l’élection de Nicolas Sarkozy. Le clip et le morceau s’appellent “Partir ou rester”. C’est une chanson qui parle de la lutte populaire. On est parti en Inde filmer des lutteurs, qui pratiquent une lutte traditionnelle dans la terre rouge et qui combattent sur cette terre.
OI>Film : Pourquoi avoir choisi ce sujet ?
Je suis arrivé à Paris en 2015, en plein mouvement social contre la loi travail. C’est là que j’ai découvert la répression à la française, telle qu’on l’appelle et qu’on la vend d’ailleurs à l’étranger : en Afrique, en Israël et ailleurs. J’ai découvert la violence de cet État qui réprime (et à l’époque ça n’avait rien de comparable avec ce qu’il se passe aujourd’hui, avec les éborgnements massifs des gilets jaunes et autres). Je découvre les manifestations d’ampleur contre la loi El Khomri, avec une police qui commence à devenir très dure. Pour moi les manifestations c’était tout nouveau mais il y avait des anciens qui en avaient l’habitude. Tout le monde tombe un peu de haut en se rendant compte que les opérations censées être là pour mettre de l’ordre ne le sont plus, et sont plutôt là pour provoquer et essayer de faire en sorte que ça dérape. C’est un peu le point de départ de ma prise de conscience de cette violence étatique. J’ai vu une personne se faire tirer dessus et elle a perdu son œil.
Puis a eu lieu le mouvement “Gilet Jaune” connu de tous, avec une ampleur importante, beaucoup de blessés et d’éborgnés (25 ou 26 en métropole, dont 3 à La Réunion). Et ça, je l’apprends quand je viens à La Réunion pour rendre visite à ma famille. Je savais que ce mouvement avait une ampleur beaucoup plus courte mais très intense à La Réunion avec les couvre-feu, les barrages… Mais je n’avais pas connaissance de ces trois personnes éborgnées. Quand j’ai rendu visite à ma famille, je réfléchissais déjà à faire quelque chose autour de ces questions mais quand j’apprends cela, ça a été une évidence pour moi. Moi-même qui suivait le mouvement des gilets jaunes, je n’étais pas au courant et je me suis dis que ces personnes doivent être dans un oubli et dans une détresse pire encore qu’en Métropole où les blessés étaient mis à l’écart.
Je décide donc d’aller les rencontrer et de là est né ce film qui, à l’origine, était un simple repérage pour un autre projet.
OI>Film : Quelle est la symbolique derrière ce titre, « Les yeux perdus de l’île Bourbon » ?
Il se trouve que j’ai découvert l’existence à Saint-Louis, où est située ma famille, du cimetière des âmes perdues. Si j’ai bien compris c’est le cimetière où ont été enterrées des esclaves et il y a de nombreuses tombes sans nom. Je trouvais ce titre assez évocateur. La partie du titre, “Les yeux perdus” vient de là.
OI>Film : La forme de votre film est singulière, sobre. Pouvez-vous nous parler du dispositif ?
L’idée était de faire quelque chose d’assez simple. Il était évident pour moi qu’il fallait avoir une certaine distance, une sobriété et un respect de ces personnes qui portent cette parole là et qui ont été blessées psychologiquement. L’idée de la sobriété était importante : la caméra fixe pour ne surtout pas faire de voyeurisme. Il n’y avait pas besoin de plus car il me semble que c’est un minimum de respect qu’on peut accorder à ces personnes qui acceptent d’être filmées pour témoigner sur quelque chose de très douloureux. La question du noir et blanc c’est pour une universalisation, pour véhiculer cette idée universelle et ne pas ancrer trop ces témoignages ni dans l’espace, ni dans le temps car malheureusement c’est quelque chose qui peut arriver partout, à La Réunion, en métropole et même en dehors.
OI>Film : Comment le film a été produit ? Il y a-t-il eu des aides, des difficultés rencontrées ?
C’est un film auto-produit. C’est une démarche individuelle et indépendante. J’ai eu la chance de bénéficier d’un soutien matériel apporté par Blabla Prod qui m’a soutenu dans ma démarche dès le début et de manière désintéressée. J’ai pris contact avec des journalistes et des avocats. Les difficultés étaient de retrouver ces trois personnes puisqu’il n’y avait eu je crois, à La Réunion, que deux articles les concernant. Un qui est sorti quelques mois après le mouvement des gilets jaunes, puis un récapitulatif un an après. Ensuite il fallait les convaincre de témoigner pour qu’elles puissent porter leurs paroles.
OI>Film : Des projets à venir ?
“Les yeux perdus de l’île Bourbon” est en fait un repérage pour un film documentaire plus conséquent, sur lequel je travaille actuellement, qui concerne l’affaire Théo Hilarion. L’histoire de ce docker à La Réunion dans les années 90 qui se fait tirer dessus par deux gendarmes lors d’un mouvement social. C’est au travers de ma rencontre avec Maître Boniface que j’apprends son histoire.
Un film qui va questionner les violences policières et la question du pardon, à ne pas confondre avec la soumission. Le film va permettre une certaine distance par rapport à l’actualité des gilets jaunes.
En parallèle, je travaille également sur un court métrage de fiction, qui concerne la question palestinienne. On reste toujours dans un cinéma qui a pour mission de questionner le monde qui nous entoure, tout en y apportant, en tout cas je l’espère, une dimension artistique. Je ne fais pas de cinéma militant.
Bande annonce du film :